En observant les vététistes, et même certains randonneurs pédestres, j’ai remarqué que nombre d’entre eux ont tendance à parcourir les Bardenas de façon très expéditive. La seule chose qui semble compter c’est de suivre l’itinéraire prévu et d’atteindre le point d’arrivée en un temps fixé à l’avance.
Bien sûr quelques haltes occasionnelles et contemplatives jalonnent leurs parcours, le paysage proche et lointain est alors l’objet de toutes les attentions mais d’une manière générale ces randonneurs n’accordent que peu intérêt à ce qui se trouve dans un rayon de quatre ou cinq mètres autour d’eux.
Ce type de randonneurs me fait penser à ces touristes pressés qui courent en tous sens pour voir un maximum de choses en un minimum de temps, et au final ils ne font que survoler très sommairement les lieux qu’ils sont censés découvrir.
A contrario, le randonneur à la marche tranquille qui prend le temps d’observer attentivement l’environnement dans lequel il évolue aiguisera assez rapidement son sens de la curiosité et de la découverte, … et des découvertes il en fera !
Loin de moi l’idée de faire le procès de ces randonneurs « pressés », car après tout chacun voit les Bardenas à sa manière. Certains viennent pour contempler le paysage, d’autres pour satisfaire leurs passions sportives dans cet environnement exotique, ou encore pour pratiquer exclusivement la photographie, pour flâner, ou même pour s’adonner à l’ornithologie, …
Les raisons de venir ici sont nombreuses et les Bardenas ont cela de particulier que d’attirer des gens aux passions très variées.
Ceux qui me connaissent savent que je suis un adepte inconditionnel de la marche tranquille.
Mes randonnées s’apparentent généralement à de belles promenades dans des zones bien délimitées. Je marche peu, pas plus de 4 ou 5 kilomètres, mais cela suffit amplement à satisfaire mon esprit de découverte durant des heures entières.
Une balade comme une autre.
Dans les Bardenas les lieux isolés ont cet avantage d’être peu, voire pas du tout fréquentés. On y ressent ce sentiment étrange d’être seul au monde, loin de tout, dans un environnement naturel qui semble ne jamais avoir été altéré par les activités humaines. Ce sont de véritables jardins secrets que je savoure et garde jalousement.
Ce jour-là mon attention s’est portée sur un petit ravin affluent du Barranco Grande. Ici, dans cette vaste zone située entre la Estroza et le Cornialto, les ravins abondent comme autant de petits mondes à découvrir.
La fraicheur matinale est là, omniprésente et vivifiante.
Ma progression est lente, ponctuée de haltes contemplatives. Je profite du silence tout juste perturbé par quelques chants d’oiseaux des steppes, et rien d’autre, … c’est le calme absolu, si apaisant pour le corps et pour l’esprit.
Je me trouve au fond de ce petit barranco depuis à peine cinq minutes et déjà je découvre sur le sol des traces de pattes avec de profondes marques de griffes, à priori celles d’un blaireau.
Quelques mètres plus loin se trouvent des excréments tout frais dans lesquels je peux voir des fruits de genévrier non digérés. Ces petits fruits ronds et rouges me confirment qu’un blaireau est bien passé par là peu de temps avant moi.
Je poursuis ma marche tranquille en tendant l’oreille et en scrutant les alentours, peut-être que l’animal est encore dans le coin. Ce serait une rencontre matinale fort sympathique.
J’improvise un chemin entre quelques gros blocs rocheux puis j’accède un peu plus tard à une belle et large flaque d’eau, souvenir des pluies diluviennes de la semaine précédente. Près de cette oasis je remarque sur le sol humide un long et fin bourrelet de terre. Je m’en approche et constate que ce bourrelet est creux, il s’agit d’un petit tunnel d’une longueur approximative de 3 mètres et dont le diamètre n’excède pas 2 cm.
Je m’assoie sur une roche proche, j’observe, je m’interroge. Qu’est-ce donc ?
Ma première pensée est que cela ressemble à ce qu’aurait pu donner un bâton enfoncé dans le sol le long de sa surface, mais le tracé légèrement sinueux du tunnel ne valide pas cette hypothèse, … et puis qui se serait amusé à faire cela dans ce coin paumé des Bardenas ?
De toute évidence un animal est à l’origine de ce tunnel. Un animal de petite taille, ou peut-être un gros insecte.
Après un long moment de réflexion j’en arrive à la conclusion que le seul candidat possible ne peut être que la courtilière, également nommée taupe-grillon.
La courtilière est un insecte de forte taille (5 à 10 cm de long) et au corps robuste. Ses pattes avant larges et puissantes sont dotées de sortes de griffes qui lui permettent de creuser ses galeries souterraines.
Ce curieux insecte vit dans des sols meubles, humides et bien souvent à proximité de points d’eau. Il a la particularité de pouvoir courir, voler, nager, plonger et de creuser des tunnels.
J’ignorais que la courtilière était présente dans la région, peut-être parce qu’il s’agit d’un animal essentiellement nocturne et donc difficile à voir. Toutefois, en écoutant le soir même son chant sur des vidéos YouTube je peux certifier l’avoir déjà entendu durant mes bivouacs, … mais sans savoir de quel animal il pouvait bien s’agir.
Jusque-là assez étroit, le ravin s’élargit brusquement au détour d’un méandre. La lumière encore rasante du soleil matinal inonde le lieu, me procurant un peu de chaleur très appréciable.
Ici et là de nombreuses fleurs semblent également apprécier cette douceur, je remarque de belles orchidées, ainsi que de curieuses fleurs aux pétales transparentes, un peu comme du papier calque chiffonné.
Au milieu de cette concentration végétale je perçois un mouvement, un saut devrais-je même dire. Je m’agenouille et découvre un crapaud caché dans ce qui ressemble à mes yeux à une forêt miniature. Le batracien m’observe, je l’observe, je prends une photo et nous en restons là.
Au moment où j’allais me lever pour poursuivre ma marche je remarque à deux mètres de moi quelque chose qui ressemble fortement à un œuf.
Tout blanc, vide, de forme allongée et de petite taille (3cm), j’ai la conviction qu’il s’agit d’un œuf de serpent, peut-être celui d’une couleuvre.
Pour le moment ma progression est assez facile, je marche sur un sol argileux plus ou moins sec ponctué par endroits de quelques flaques d’eau.
Une petite cuvette trop éloignée de l’ombre des parois a été la proie du soleil, il ne s’y trouve plus aucune goute d’eau. Une écrevisse en a perdu la vie.
Sous l'action de la chaleur l'argile humide a séché et s'est enroulée en de fines feuilles, comme des parchemins.
Plus loin un large trou d’eau me contraint à quitter le barranco sur une trentaine de mètres puis à y redescendre de manière assez acrobatique. En descendant prudemment la paroi je remarque dans un renfoncement d’une roche une superbe Chrysalide. Mes recherches ultérieures m’apprendront qu’il s’agit de la Chrysalide d’un papillon blanc très répandu en Europe, le Piéride de chou.
De retour dans le fond du barranco je me retrouve sur une sorte de banc de petits cailloux.
J’apprécie particulièrement cette forte concentration de cailloux car il y a de grandes chances que j’y trouve quelques fossiles, et cela ne va pas tarder.
En moins de dix minutes je découvre quatre beaux spécimens porteurs de fossiles !
En fait de fossiles ce sont en réalité des microfossiles puisque les plus gros ne dépassent que rarement le centimètre, et les plus petits sont de l’ordre du millimètre.
Ces microfossiles sont des sortes de coquillages marins nommés nummulites. Ils sont ici dans les Bardenas depuis une période qui s’étale de 9 à 38 millions d’années, bien qu’ils datent en réalité de plus de 65 millions d’années puisqu’ils sont issus de l’érosion du Moncayo, une montagne située à 80 km de là.
Parmi les milliers de cailloux qui s’étalent à mes pieds j’en vois un assez étrange. Ce n’est pas le caillou en lui-même qui m’étonne mais ce qui y est posé dessus, comme une sorte de petit tube d’argile séché d’environ un centimètre de haut.
Ce tube est creux et était très certainement complété d’un opercule. Il est clair qu’il a été créé par un insecte qui y a élu domicile.
Quel insecte ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être une guêpe, ou une araignée.
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Les araignées, justement ...
Les Bardenas sont habitées par d'impressionnantes espèces telles que la veuve noire ibérique ou la tarentule (également connue sous le nom d'araignée loup).
L'araignée que je découvre à quelques pas de là est l'une des plus belles des Bardenas : Une argiope frelon.
Très semblable à sa sœur l'argiope lobée, mais avec les festons en moins, l'argiope frelon mesure 2 cm en comptant uniquement la tête et l'abdomen.
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Je marche au fond de ce barranco depuis une bonne heure et demi, profitant de cette solitude si appréciable. J’ai l’impression d’être dans un univers temporel à part, ici chaque matinée est identique aux précédentes et aux suivantes, calmes et silencieuses depuis des siècles et des siècles, à mille lieues de l’agitation frénétique des hommes.
Ce qui se passe ici reste ici et n’en sortira pas. Vraiment un monde à part.
Le ravin s’étale à nouveau largement.
La paroi à ma droite se maintient, rectiligne, avec une hauteur d’environ cinq mètres, mais celle de gauche s’est rapidement effacée pour laisser place à une vaste esplanade rocheuse s’ouvrant sur l’extérieur du barranco. Par cette large ouverture je peux voir loin à l’horizon la silhouette si caractéristiques de la Pisquerra.
Je m’assois un moment sur une roche en plein soleil.
Si la fraicheur matinale semble persister à l’ombre des parois, ici on sent déjà que la journée va être chaude.
Dans le ciel trois vautours planent en de larges cercles juste au-dessus de moi. Ils sont en quête d’une charogne providentielle, leur repas de prédilection.
Je range mon blouson dans mon sac puis je me penche en avant pur ramasser une roche plate située sur le sol face à moi.
Cette roche est constellée de petits trous sur toute sa surface. L’eau de pluie est à l’origine de cette curiosité que les géologues nomment « érosion alvéolaire ».
Quelques autres roches, un peu plus loin, présentent les mêmes caractéristiques.
En soulevant l’une de ces roches je découvre un scorpion jaune.
Il est de petite taille, c’est un juvénile. Je l’observe un moment jusqu’à ce qu’il se cache sous une autre roche.
Le scorpion jaune est relativement fréquent dans les Bardenas. Il s’agit d’un animal essentiellement nocturne, en journée il se cache à l’abri de la lumière, de la chaleur et des prédateurs.
Sa piqûre est très douloureuse mais pas mortelle pour un adulte en bonne santé. Les symptômes sont une forte fièvre et une paralysie temporaire de la zone de la piqûre.
Je reprends ma marche au pied de la paroi ombragée pour m’arrêter presque aussitôt. Je m’accroupi et observe attentivement de curieuses structures circonvoluées blanches qui font penser à la surface d’un cerveau. D’autres sont d’aspect un peu différent tant par la forme que par la couleur. Ce sont là des champignons lichénisés, certainement la forme de vie la plus étrange que l’on puisse rencontrer dans les Bardenas.
Tout aussi étrange, je trouve également de grosse masses de mousses duveteuses.
Tout le long de ce barranco je découvre quelques petites cavités creusées dans les parois, l'une d'elles s'avère assez vaste pour que je puisse y entrer.
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Avec son ouverture d'environ deux mètres de hauteur cette grotte est facile d'accès. J'y entre prudemment dans une obscurité quasi-totale en me demandant si elle ne sert pas d'abri pour quelques animaux.
Renard ? Sangliers ? Le blaireau de tout-à-l'heure ?
Rien, elle est vide.
J'estime la longueur de cette galerie souterraine à une quinzaine de mètres.
Comme à chaque fois que j'explore une grotte des Bardenas, ce qui me surprenant c'est de voir cette grande quantité de racines qui pendent du plafond. Il s'agit des racines des arbustes qui se trouve là-haut, à la surface.
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11h00.
Le soleil est déjà haut dans le ciel et la température de l’air ne cesse de monter.
La journée promet d’être chaude, il est temps de penser au retour.
Profitant d’une brèche dans la paroi je monte jusqu’au sommet. De là je décide de couper à travers les steppes et les badlands afin de rejoindre mon 4x4 distant de trois ou quatre kilomètres.
A mi-chemin je manque de marcher sur une bestiole pour le moins très étrange, un berberomeloe majalis.
Il s’agit d’un insecte à tête et à pattes de fourmi, mais doté d’un abdomen monstrueusement disproportionné. Ça n’a pas l’air comme ça mais il est de la famille des coléoptères, et avec ses 5 cm de long il s’agit de l’un des plus gros insectes d’Europe.
Le retour vers mon véhicule est rapide, moins de quarante-cinq minutes, alors que le trajet allée par le fond du barranco nécessita plus de deux heures. Normal, la cadence de ma marche et les conditions de progression ne sont pas les mêmes.
Cette matinée ne fut qu’une parmi tant d’autres, aujourd’hui ici, demain ailleurs, ainsi va mon exploration du désert des Bardenas.
Texte et photographies : Frédéric Moncoqut. |
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